Le « droit à l’oubli » n’est pas un droit absolu. Il doit être mis en balance avec la liberté d’information et d’expression particulièrement protégée s’agissant d’un organe de presse. Tribunal judiciaire de Paris, 17ème Chambre, jugement du 30 juin 2021, M.X./ 2 Minutes France

 

Les faits et la procédure

M.X, ancien Président, de décembre 2002 à août 2004, du “Racing Club de Paris”, section football du Racing Club de France, a fait l’objet d’une condamnation pénale pour sa gestion du club. Déclaré coupable de complicité d’abus de confiance, de recel de bien obtenu à l’aide d’un abus de confiance, d’abus de biens sociaux, il a été condamné, le 12 juin 2009, par le tribunal correctionnel de Nanterre à deux ans d’emprisonnement avec sursis et à une amende de 20 000 euros. Par un arrêt rendu le 16 février 2011, la cour d’appel de Versailles a infirmé partiellement le jugement en première instance[1].

Le 15 juin 2009, un article a été publié sur le site internet du journal 20 Minutes, intitulé “Il détournait de l’argent pour un club”.

  1. X. constate que l’article est toujours présent dans la rubrique des actualités locales de la vie parisienne et n’est pas répertorié ni identifié en archives du journal en ligne, qu’il véhicule une information périmée du fait de l’arrêt de la cour d’appel de Versailles ayant partiellement infirmé le jugement dont il est fait état. M. X met alors en demeure la société 20 Minutes de supprimer l’article poursuivi ou à tout le moins de l’anonymiser ainsi que de faire le nécessaire dans les 72 heures pour qu’il ne soit plus indexé par les moteurs de recherche en application des articles 17 et 21 du RGPD. Il appuie sa démarche sur le fait que les données personnelles traitées sont obsolètes, périmées et dénuées de pertinence pour les lecteurs, compte tenu de l’ancienneté des faits (plus de 15 ans). Il reproche aussi au journal de ne pas faire mention de la relaxe partielle et de la réduction de la peine d’emprisonnement dont il a bénéficié. Une mise à jour de l’article, le 15 novembre 2019, est la seule réponse du média. Le plaignant assigne la société 20 Minutes devant le tribunal judiciaire de Paris.

Les arguments des parties

  1. X s’appuie sur les articles 17 et 21 du RGPD[2], sur les articles 51 et 56 de la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, éclairés par la jurisprudence de la CJUE. Il considère que la mention de sa condamnation relève des données sensibles de la personne et qu’au regard de la particulière gravité de l’ingérence dans ses droits au respect de sa vie privée et à la protection de ses données à caractère personnel, les responsables de traitement devraient justifier en quoi le maintien en ligne de l’article est strictement nécessaire pour protéger la liberté d’information des internautes.

Sur la base de l’article 17 du RGPD (art 51 de la loi du 6 janvier 1978) qui instaure un « droit à l’oubli », il demande l’effacement de ses données à caractère personnel, considérant qu’elles ne sont pas nécessaires à l’exercice du droit à l’information et à la liberté d’expression. En se référant à l’article 21 (art.56 de la loi du 6 janvier 1978), il s’oppose au traitement de ses données à caractère personnel sans que soient produits des motifs légitimes et impérieux qui permettraient de passer outre.

Enfin, il réitère sa demande de déréférencement sur l’ensemble des moteurs de recherche et entend se prévaloir subsidiairement de ce que l’exploitant d’un moteur de recherche doit, par principe et conformément à la jurisprudence de la CJUE et de la Cour de cassation, déréférencer les liens traitant des données sensibles d’une personne, telles que ses condamnations pénales, sauf à ce que l’inclusion des liens litigieux dans la liste des résultats s’avère strictement nécessaire à la liberté d’information et d’expression.

La société 20 Minutes France met en avant la liberté d’expression affirmée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), liberté qui ne peut être restreinte que lorsqu’existe un besoin social impérieux. Elle ajoute que le droit à l’effacement et le droit d’opposition ne s’appliquent pas lorsque le traitement en cause de données est nécessaire à l’exercice de la liberté d’expression, comme il résulte des dispositions du considérant 65 et de l’article 17-3 du RGPD ainsi que des dérogations prévues à l’article 80 de la loi Informatique et Libertés[3].

La position du tribunal

Le tribunal judiciaire de Paris arbitre en faveur de la liberté de l’information. Le RGPD (considérants 4 et 65) « vise à contribuer à la réalisation d’un espace de liberté, de sécurité et de justice et d’une union économique, au progrès économique et social, à la consolidation et à la convergence des économies au sein du marché intérieur, ainsi qu’au bien-être des personnes physiques » ; « le droit à la protection des données à caractère personnel n’est pas un droit absolu; il doit être considéré par rapport à sa fonction dans la société et être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux, conformément au principe de proportionnalité ». Le RGPD concilie le « droit à l’oubli » (art.17) avec le droit au respect de la vie privée, le droit à la liberté d’expression et d’information garanti par l’article 10 de la Convention de sauvegarde des libertés fondamentales et des droits de l’homme (CEDH)[4].

L’article 21 du RGPD, prévoit aussi une conciliation avec le droit à la liberté d’expression et d’information. Si le responsable du traitement est un organe de presse, le fait de lui imposer, en application de ce texte, de retirer d’un article les données personnelles, privant ainsi l’article de tout intérêt, serait susceptible d’excéder les restrictions pouvant être apportées à la liberté de la presse.

Une société éditrice de presse n’est pas un moteur de recherche

La SAS 20 Minutes est éditrice de presse et exerce une activité de journalisme consistant à mettre en œuvre la liberté d’expression dans le cadre notamment d’articles susceptibles d’être mis en ligne sur son site internet. Les dispositions relatives au « droit à l’oubli » ne s’appliquent pas dès lors que le traitement des données personnelles « est nécessaire à l’exercice du droit à la liberté d’expression ». L’activité d’une société éditrice de presse n’est pas assimilable à celle du moteur de recherches dont l’intérêt principal n’est pas de publier l’information initiale sur la personne concernée. Le rôle de ce dernier est de permettre, d’une part de repérer toute information disponible sur cette personne et d’autre part, d’établir un profil de celle-ci. La jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne s’applique aux moteurs de recherche et est donc inopérante dans le cas d’espèce[5].

Le RGPD ne peut être invoqué pour bloquer des articles de presse

Comme le souligne le tribunal, le droit à la protection des données personnelles ne peut faire disparaître à la première demande des contenus de presse publiés sur internet. La mention des éléments d’identification et l’évocation de condamnations pénales relèvent du droit à l’information du citoyen. La condamnation pénale d’une personnalité officielle ayant présidé un club sportif notoire, s’inscrit dans le sujet récurrent des relations entre le sport et l’argent. Sa mention contribue donc à l’information du public. L’ancienneté de l’article contribue à la formation de l’opinion démocratique et permet l’information du lecteur, non seulement à partir de l’actualité, mais aussi sur la base d’informations plus anciennes qui conservent une pertinence au regard du sujet d’intérêt général. La non-inscription de la condamnation pénale sur le B.2 n’a pas pour effet de faire disparaître l’intérêt informatif de l’article de presse. Cet intérêt pour le public serait également compromis par une anonymisation sollicitée par le demandeur, laquelle excéderait les restrictions pouvant être apportées à la liberté de la presse.

Pour le tribunal, le maintien en ligne de l’article ne constitue pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée. La condamnation pénale évoquée dans l’article a déjà été prononcée en audience publique et a fait l’objet de divers articles de presse. Il n’a pas eu une diffusion importante, puisqu’il apparaît en 4e position d’une recherche Google avec la mention qu’il n’a été ni commenté, ni partagé. Mais avec son recours devant le tribunal, le demandeur va sans doute connaître « l’effet Streisand » dont ce commentaire n’est qu’une des manifestations…

 

[1] La cour d’appel a reconnu M. X. coupable de délits d’abus de confiance et de recel et ordonné l’exclusion de sa condamnation du bulletin n°2 de son casier judiciaire, sa peine d’emprisonnement avec sursis étant ramenée à un an et l’amende portée à 30 000 euros.

[2] Règlement Européen sur la Protection des Données personnelles (UE) n°2016/679 du 27 avril 2016

[3] Traitement de données à caractère personnel aux fins de journalisme et d’expression littéraire et artistique.

[4] Article 11 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

[5] Le droit au déréférencement – ou « droit à l’oubli » – est une des conséquences de l’arrêt CJUE du 13 mai 2014, Google Spain et Google (C‑131/12). S’il ne fait pas disparaître le document que le plaignant estime contraire à sa vie privée, il supprime les liens vers les pages web qu’offre le moteur de recherche. L’arrêt CJUE (Grande chambre), du 24 septembre 2019 (C-136/17, GC, AF, BH, ED/ Commission nationale de l’informatique et des libertés-CNIL) a considéré que les informations relatives à une procédure judiciaire doivent être déréférencées si elles ne correspondent plus à la situation actuelle, dès lors qu’il est constaté que les droits de la personne prévalent sur ceux de l’internaute. Toutefois, en cas de maintien justifié par la liberté d’information des internautes, le moteur de recherche doit aménager la liste des résultats « de telle sorte que l’image globale qui en résulte pour l’internaute reflète la situation judiciaire actuelle ».

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